Flore
Le mois d'août porte en lui l'inévitable image des blés mûrs, des insectes crissant, d'un ciel d'azur incandescent, que certains crépuscules transpercent d'éclairs bienfaisants. Un mois jaune et bleu, en quelque sorte.
Gris et vif, ce lundi d'août se donne pourtant des airs de novembre. Il flotte comme un parfum de Toussaint, dissipé par le vert profond des frondaisons. Un temps idéal pour sillonner en tous sens le Haut Plateau, un oeil sur la carte, l'autre sur un paysage bouleversé par le passage des ans.
A visiter nos dernières landes dévastées par les enrésinements, l'esprit s'égare dans les temps anciens. Et dire que ces quelques lambeaux, jadis déployés jusqu'à l'horizon, bruissaient de l'âpre vie des herdiers et des faucheurs, que s'y répondaient le choc des cognées, le fouet du voiturier, l'hymne du pèlerin!
Un éclair bleu à droite du chemin. Les jambes, machinales, s’arrêtent. L'esprit revient sur terre. Au-delà du fossé brillent trois aigues-marines, d'un bleu insondable, abyssal, lavé de vert velouté: trois gentianes! Observons-les un instant.
Plantes herbacées de la famille des Gentianacées, les gentianes sont connues de haute antiquité. Elles doivent leur nom à Gentios, un roi d'Illyrie qui aurait découvert leurs propriétés médicinales.
Les gentianes sont jaunes, rougeâtres, lilas ou bleues. En cherchant bien, on peut trouver dans notre pays la Gentiane croisette (Gentiana cruciata L.), à fleur bleue, la Gentiane ciliée (Gentianella ciliata (L.) BORKH.), également à fleur bleue, la Gentiane d'Allemagne (Gentianella germanica (WILLD.) E.F. WARB.), à fleur violette ou blanche. Toutes trois aiment les terrains calcaires. D'autres espèces sont excessivement rares ou ont disparu.
Celle de notre Haut Plateau, la Gentiane pneumonanthe (Gentiana pneumonanthe L.) retiendra notre attention.Son nom, qui signifie "gentiane fleur des poumons" (du grec pneumon, "poumon", et anthos, "fleur") rappelle qu'elle a jadis été utilisée pour soigner les affections des poumons. Les Allemands aussi la nomment Lungen-Enzian ("gentiane des poumons"), alors que les néerlandophones l'appellent Klokjesgentiaan ("gentiane à clochettes"). Pour les Wallons (de Malmedy), elle est tout simplement lu janciane ou en’ziân (terme où l'on retrouve l'influence d'un siècle de germanisation prussienne).
A quoi ressemble-t-elle? Une tige dressée de 10 à 15 cm au-dessus du sol et des feuilles entières, simples, à une seule nervure et directement attachées à la tige, l'une en face de l'autre, n'attireraient guère l'attention.
La beauté de la Gentiane pneumonanthe lui vient de ses fleurs, qui s'épanouissent de juillet à octobre. Longues de 2,5 à 5 cm, ces corolles à cinq lobes, sortes d'entonnoirs bleu vif striés de vert a l'extérieur, ne s'ouvrent bien souvent qu'au soleil. Après fécondation (par l'intermédiaire d'insectes ou par autopollinisation si ces visiteurs font défaut), ce joyau se transformera en une capsule sèche, de forme ellipsoïde, à graines nombreuses.La Gentiane pneumonanthe affectionne tout particulièrement les prairies qui n'ont pas reçu d'engrais et les bruyères marécageuses, les landes plus ou moins humides ou tourbeuses. Elle est souvent accompagnée de la Molinie (Molinia caerulea (L.) MOENCH). On comprend donc qu'elle se plaise dans les Hautes Fagnes, mais elle croit aussi dans toute l'Eurasie tempérée.On peut la rencontrer, mais assez rarement, en Campine et en Haute Ardenne. Elle est plus rare en Flandre et il ne faut guère espérer la découvrir que tres épisodiquement dans d'autres régions de notre pays. Elle a fortement régressé dans le secteur mosan (il n'en resterait qu'une localité sur dix) et elle a disparu de l'Ardenne centrale. Assèchement et enrésinement sont les principales nuisances responsables de sa raréfaction, comme de celle de bien des plantes de nos landes.
Mais si vous en découvrez une station épargnée, vous pourrez normalement lui rendre visite de nombreuses fois: cette plante vivace peut, parait-il, dépasser l'áge de soixante ans. Aux passionnés tenaces de le vérifier!
Les propriétés médicinales de la racine séchée de gentiane, qu'on a utilisée contre le manque d'appétit et les maux d'estomac, ne seront citées qu'à titre de curiosité et pour mémoire, car la plante est intégralement protégée par la loi.
Admirez-la donc, mais n'oubliez pas que son titre de "roi de la création" n'autorise pas l'homme à la mutiler impunément.
Bernard Rauw
(Extrait de "Hautes Fagnes" - 1992-2)